Jésus et la Cananéenne de Philippe de Champaigne

Qui est Philippe de Champaigne (1602-1674) ?  un des principaux peintres du classicisme du XVIIe siècle. Son œuvre se caractérise par un mélange de pudeur, de rigueur, de réserve, de dignité. Comme Nicolas Poussin, avec lequel il échange intensément pendant des années de jeunesse, il a le goût des couleurs éclatantes franchement tranchées. On lui reproche parfois la « clarté un peu sèche » dont Stendhal qualifiait la peinture française, quand il la comparait aux flamands ou aux italiens. L’importance et le nombre des tableaux religieux, dans la production de Champaigne, doivent être mis en rapport avec la sincérité de sa dévotion, dont témoigna son contemporain André Félibien. Il fut du reste considéré comme le peintre janséniste par excellence, lui qui apporta un ardent soutien aux moniales de de Port-Royal, au nombre desquelles se trouvaient ses deux filles.

L’œuvre qui nous intéresse fut peinte pour le carmel du Faubourg Saint-Jacques en 1628-1629.

Le tableau ne saurait être regardé comme une illustration des versets de l’Evangile consacrés à la rencontre entre le Christ et la Syrophénicienne (ou Cananéenne) ; on aurait tort d’y chercher une transposition visuelle. Son intérêt, par rapport au sens de l’épisode, ne vient pas d’une conformité iconographique aux textes de Matthieu ou de Marc, mais au contraire d’une interprétation proposée par Champaigne avec les moyens de son art, des moyens picturaux : un contrepoint, en somme, élaboré avec un vocabulaire fondé sur une composition, un décor, des couleurs, la mise en scène de personnages aux attitudes précisément rendues.

Ce que l’on souhaiterait ici souligner, c’est que cette « mise en image » peut être porteuse, en elle-même, d’un véritable commentaire du texte évangélique. A ce titre, on pourrait considérer le tableau tout à la fois comme une « surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblée », selon la définition de Maurice Denis, et comme une prédication.

La première des audaces du peintre est de concilier dans l’espace du tableau deux temporalités distinctes, montrant d’emblée que son paysage avec figures n’est nullement un espace illusionniste, mais bien plutôt discursif. Cette distorsion de l’espace-temps, sur la surface plane du tableau, est un parti courant dans les paysages religieux de la peinture ancienne, où différents épisodes de la vie du Christ sont parfois rassemblés. Mais il est plus rare de voir ainsi développé en deux lieux un seul épisode.

On repère ici les mêmes personnages à deux endroits ; le tableau se « lit » ainsi à partir du fond à gauche, puis au-devant à droite. Dans le respect de la perspective cavalière, et sans surprise, les personnages du fond sont petits, ceux du premier plan, grands. Ainsi, les deux scènes se trouvent aisément hiérarchisées. A gauche, à l’endroit qui constitue troisième plan du tableau, le groupe s’approche d’une demeure dont Jésus franchit le portail (Champaigne a donc ici privilégié le texte de Marc 7, 24-30 car ce détail n’est pas mentionné dans Matthieu 15, 21-25). A droite, au premier plan, les personnages du groupe sont plus visibles, individualisés par leurs traits et leurs expressions. On perçoit assez vite qu’il s’agit du même groupe d’hommes, devant lesquels se détache une femme vêtue d’une robe d’un bleu très lumineux, moiré, et d’une large cape jaune dorée d’un superbe drapé. Mais, comme si la littéralité de cette reprise devait être relativisée, des différences troublantes s’imposent à un regard attentif. Même si le Christ est identifiable sans aucune ambiguïté grâce au nimbe doré délicat qui couronne sa tête, même si sa cape rouge semble identique aux deux endroits du tableau, on peut trouver déroutant que sa tunique passe du bleu au violet. Déroutant aussi de compter onze compagnons dans le lointain, dix seulement dans le groupe rapproché. Déroutant enfin que le chien qui les suit au plan éloigné ait un pelage gris, alors que celui que l’on voit se dresser devant la femme du premier plan est noir et blanc.

Ces détails ne doivent pas, dans un premier temps, détourner le regardeur de l’essentiel de la mise en scène en deux séquences du récit. Dans chacune d’elles, il y a deux acteurs principaux, Jésus et la femme, et des personnages secondaires, qui ne se contentent pas d’être des figurants : les disciples. Il y a aussi un chien. Les seuls personnages qui ne sont pas dupliqués apparaissent dans un lieu séparé, le deuxième plan à gauche : il s’agit de deux hommes âgés, richement vêtus, qui conversent entre eux.

En observant avec attention ces personnages, ce « matériau humain » (et animal) dont fait usage le peintre, la question principale dont on voudrait traiter ici est de l’ordre du sens : quels sont les éléments du contenu évangélique qui surgissent, formulés (ce terme convient particulièrement par sa racine « forme ») par le tableau, quels sont, aussi et surtout, les écarts par rapport au texte, les ellipses, assumées par l’œuvre, et qui constituent aussi, par l’absence, une modalité de commentaire ?

Pour commencer, à quoi sert ce premier temps du récit rejeté à l’arrière-plan ?  La femme qui accompagne le groupe suit Jésus, qui ne la regarde pas ; elle ne s’est pas encore jetée à ses pieds : cela est réservé à la deuxième séquence, celle du premier plan. Dans la séquence du fond, il est intéressant de noter que Jésus ne la voit ni ne l’entend. Il est tout à sa recherche de discrétion, de solitude peut-être. Mais, déjà, elle retient l’attention du groupe : les têtes des disciples semblent presque toutes tournées vers elle. De ce fait, elle est au milieu d’eux, impression renforcée par une certaine unité colorée : le bleu et le jaune dominent les costumes de tous ceux qui l’entourent. Ceci peut conduire à une appréciation du rôle des disciples dans cette histoire : ils sont les premiers à remarquer la femme, à l’entendre. Rien ne permet de supposer que, comme dans le texte de Matthieu, ils demandent à Jésus de la renvoyer. Jésus tourne du reste le dos au groupe, il vit autre chose, il est en quête d’un lieu de solitude, ce qui veut dire, pour lui, de prière.  Champagne a donc relevé l’importance du rôle d’intercesseurs de ces compagnons du Christ, de leur proximité, en humanité, avec cette femme que nous savons païenne.

L’action est forcément plus lisible au premier plan. Elle n’est toutefois pas exactement une illustration du texte. Elle en est à la fois une évocation et un commentaire. Peut-on aller jusqu’à dire une prédication ?  La femme, à genoux, implore Jésus. Tout en elle est tendu vers lui : mains, regard, même jusqu’au lèvres entre-ouvertes qui suggèrent la parole. Lui a posé sur elle son regard, mais ses mains sont éloquentes. La gauche, verticale, semble retenir la femme, lui montrer une limite, la tenir à distance. La main droite du Christ, en revanche, désigne deux hommes. Il ne s’agit nullement d’enfants, plutôt de vieillards, peut-être de docteurs de la loi. Ce sont les « brebis perdues de la maison d’Israël », deux hommes qui ne font pas partie du groupe des disciples mais semblent commenter la scène ; d’un peu plus loin. Manière de montrer que ces enfants, dont parle l’Evangile, sont en fait le peuple juif tout entier, vers lequel, au début de sa mission, Jésus se sent envoyé. La présence du chien n’est qu’allusion au récit, ainsi le peintre introduit-il une sorte de complicité avec les regardeurs chrétiens : ce chien aux pattes avant appuyées sur la robe de la femme agenouillée, comme en miroir par rapport à elle, a aussi la tête tournée vers Jésus. Sa présence, à cet endroit, est une pure création du peintre, une allusion à la trouvaille verbale de la Syrophénicienne, ces « petits chiens » auxquels, comme païenne, elle s’assimile. Ce que sait le croyant, c’est que sa comparaison avec les petits chiens est justement ce qui opère sur Jésus un retournement fondamental, c’est une phrase-clef de l’épisode. La présence d’un chien dans le tableau en est une remémoration, un raccourci par rapport au récit évangélique, une sorte d’épiphanie au sens littéral du terme : se manifeste, visiblement, la pointe du discours par lequel le Christ se révèle littéralement « sauveur ».

Entre les deux moments de l’action retenus par le peintre, subsiste une inconnue, comme un grand silence. Qu’est-ce qui a porté le Christ à se retourner ? Car le retournement est manifesté par la position de son corps au premier plan  – face au regardeur, contrairement à celui que l’on voit de profil à l’arrière-plan. Ce retournement nous est patent, offert. Le lecteur de l’Evangile sait que la parole de la syro-phénicienne en est la cause. Le tableau, qui est muet, manifeste ce retournement avec les moyens de la mise en page, audacieuse, qui évoque un chemin parcouru, le temps d’une maturation, celle du travail de l’Esprit.

Claire Barbillon

Communion Catherine de Sienne